Journal d'une femme de chambre
Auteur:
Honoré Gabriel Riqueti, comte de Mirabeau, plus communément appelé Mirabeau, fut un révolutionnaire français, ainsi qu’un écrivain, diplomate, franc-maçon, journaliste et homme politique français. Surnommé « l'Orateur du peuple » et « la Torche de Provence », il reste le premier symbole de l’éloquence parlementaire en France. Une première version a été publiée en feuilleton dans L'Écho de Paris, du 20 octobre 1891 au 26 avril 1892 (voir Le Journal d'une femme de chambre), alors que le romancier traverse une grave crise morale et littéraire et néglige de peaufiner ses feuilletons pour les publier en volume. Une deuxième version, fortement remaniée, a paru dans la dreyfusarde Revue blanche au cours de l’hiver 1900. Mirbeau donne la parole à une soubrette, Célestine, ce qui est déjà subversif en soi, et, à travers son regard qui perçoit le monde par le trou de la serrure, il nous fait découvrir les nauséabonds dessous du beau monde, les « bosses morales » des classes dominantes et les turpitudes de la société bourgeoise qu’il pourfend. Échouée dans un bourg normand, chez les Lanlaire, au patronyme grotesque, qui doivent leur richesse injustifiable aux filouteries de leurs « honorables » parents respectifs, elle évoque, au fil de ses souvenirs, toutes les places qu’elle a faites depuis des années, dans les maisons les plus huppées, et en tire une conclusion que le lecteur est invité à faire sienne : « Si infâmes que soient les canailles, ils ne le sont jamais autant que les honnêtes gens. » Extrait : On prétend qu'il n'y a plus d'esclavage... Ah ! voilà une bonne blague, par exemple... Et les domestiques, que sont-ils donc, eux, sinon des esclaves ?... Esclaves de fait, avec tout ce que l'esclavage comporte de vileté morale, d'inévitable corruption, de révolte engendreuse de haines... Les domestiques apprennent le vice chez leurs maîtres... Entrés purs et naïfs -- il y en a -- dans le métier, ils sont vite pourris, au contact des habitudes dépravantes. Le vice, on ne voit que lui, on ne respire que lui, on ne touche que lui... Aussi, ils s'y façonnent de jour en jour, de minute en minute, n'ayant contre lui aucune défense, étant obligés au contraire de le servir, de le choyer, de le respecter. Et la révolte vient de ce qu'ils sont impuissants à le satisfaire et à briser toutes les entraves mises à son expansion naturelle. Ah ! c'est extraordinaire... On exige de nous toutes les vertus, toutes les résignations, tous les sacrifices, tous les héroïsmes, et seulement les vices qui flattent la vanité des maîtres et ceux qui profitent à leur intérêt : tout cela pour du mépris et pour des gages variant entre trente-cinq et quatre-vingt-dix francs par mois... Non, c'est trop fort !... Ajoutez que nous vivons dans une lutte perpétuelle, dans une perpétuelle angoisse, entre le demi-luxe éphémère des places et la détresse des lendemains de chômage ; que nous avons la conscience des suspicions blessantes qui nous accompagnent partout, qui, partout, devant nous, verrouillent les portes, cadenassent les tiroirs, ferment à triple tour les serrures, marquent les bouteilles, numérotent les petits fours et les pruneaux, et, sans cesse, glissent sur nos mains, dans nos poches, dans nos malles, la honte des regards policiers. Car il n'y a pas une porte, pas une armoire, pas un tiroir, pas une bouteille, pas un objet qui ne nous crie : « Voleuse !... voleuse !... voleuse ! » Ajoutez encore la vexation continue de cette inégalité terrible, de cette disproportion effrayante dans la destinée, qui, malgré les familiarités, les sourires, les cadeaux, met entre nos maîtresses et nous un intraversable espace, un abîme, tout un monde de haines sourdes, d'envies rentrées, de vengeances futures... Disproportion rendue à chaque minute plus sensible, plus humiliante, plus ravalante par les caprices et même par les bontés de ces êtres sans justice, sans amour, que sont les riches... Avez-vous réfléchi, un instant à ce que nous pouvons ressentir de haines mortelles et légitimes, de désirs de meurtre, oui, de meurtre, lorsque pour exprimer quelque chose de bas, d'ignoble, nous entendons nos maîtres s'écrier devant nous, avec un dégoût qui nous rejette si violemment hors l'humanité : « Il a une âme de domestique... C'est un sentiment de domestique... » ? Alors, que voulez-vous que nous devenions dans ces enfers ?... Est-ce qu'elles s'imaginent vraiment que je n'aimerais pas porter de belles robes, rouler dans de belles voitures, faire la fête avec des amoureux, avoir, moi aussi, des domestiques ?... Elles nous parlent de dévouement, de probité, de fidélité... Non, mais vous vous en feriez mourir, mes petites vaches !...