Le calvaire
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Octave Mirbeau (1848-1917) a publié des romans, dont le plus connu est certainement son Journal d'une femme de chambre. Mais il a aussi écrit plus de 150 contes et nouvelles, dissiminés dans divers journaux et revues : Gil Blas, L'Écho de Paris, Le Journal... Il a souvent publié sous différents pseudonymes. Son roman Le Calvaire, publié pour la première fois en 1886, est le premier que Mirbeau a publié sous son véritable nom. On a souvent qualifié ce roman d'autobiographique. Publié chez Ollendorff, chez qui ont déjà paru tous les romans qu’Octave Mirbeau a rédigés comme nègre, Le Calvaire, où le romancier transpose, pour s’en purger, sa dévastatrice liaison de près de quatre années avec une femme galante, Judith Vinmer, rebaptisée ici Juliette Roux. Le thème fondamental en est l’enfer de la passion, qui n’est pas seulement une source de souffrances, mais aussi de déchéance morale et de tarissement de l’inspiration créatrice. Les relations entre les sexes reposent sur un éternel malentendu, et un abîme d'incompréhension les sépare à tout jamais, faisant de l'amour une duperie. Extrait : À peine dehors, j'eus un retour d'affection subite et violente pour Lirat, et, me reprochant de l'avoir boudé, je résolus d'aller lui demander à dîner, le soir même. Durant le trajet de la rue Saint-Pétersbourg au boulevard de Courcelles, où Lirat demeurait, je fis d'amères réflexions. Cette visite m'avait désenchanté, je n'étais plus sous le charme du rêve et, rapidement, je retournais à la vie désolée, au nihilisme de l'amour. Ce que j'avais imaginé de Juliette était bien vague... Mon esprit, s'exaltant à sa beauté, lui prêtait des qualités morales, des supériorités intellectuelles que je ne définissais pas et que je me figurais extraordinaires ; de plus, Lirat, en lui attribuant, sans raison, une existence déshonorée et des goûts honteux, en avait fait une martyre véritable, et mon cœur s'était ému. Poussant plus loin la folie, je pensais que, par une irrésistible sympathie, elle me confierait ses peines, les graves et douloureux secrets de son âme ; je me voyais déjà la consolant, lui parlant de devoir, de vertu, de résignation. Enfin, je m'attendais à une série de choses solennelles et touchantes... Au lieu de cette poésie, un affreux chien qui m'aboyait aux jambes, et une femme comme les autres, sans cervelle, sans idées, uniquement occupée de plaisirs, bornant son rêve au théâtre des Variétés et aux caresses de son Spy, son Spy !... ah ! ah ! ah ! son Spy, cet animal ridicule qu'elle aimait avec des tendresses et des mots de concierge ! Et, tout en marchant, je donnais des coups de pied dans le vide, à un Spy imaginaire, et je disais, parodiant la voix de Juliette : « Oh ! amour, va !... Oh ! le bon chien !... Oh ! petit amour de Spy chéri. » Faut-il l'avouer, je lui en voulais aussi de ne m'avoir pas dit un mot de mon livre. Qu'on ne m'en parlât pas dans la vie ordinaire, cela m'était à peu près indifférent ; mais, d'elle, un compliment m'eût charmé ! Savoir qu'elle avait été émue à une page, indignée à une autre, je l'espérais. Et rien !... pas même une allusion ! Cependant, je me rappelais, je lui avais adroitement fourni l'occasion de cette... politesse.